LA MATIÈRE DE BRETAGNE


La "Matière de Bretagne", ou littérature arthurienne ("cycle arthurien"), ne concerne en fait que très peu notre Bretagne armoricaine. C'est la Grande-Bretagne (l'île de Bretagne), où prennent place la plupart des aventures qu'elle rapporte, qui est en cause, même si l'on a tenté, et ce dès le XIème siècle, de la localiser en Armorique, essentiellement dans la forêt de Paimpont (Brocéliande) et même si certains épisodes, notamment ceux concernant Lancelot, se situent effectivement sur le continent. Il n'en reste pas moins que c'est sur le territoire français qu'elle a été en grande partie composée, en s'inspirant probablement de traditions et de modèles locaux.

Cette désignation a été utilisée par les auteurs à partir du XIIème siècle pour distinguer leurs œuvres des récits relevant de la "matière antique" (les adaptations françaises de romans de l'Antiquité : Roman de Thèbes, Roman de Troie, Enéas ..), et des épopées mettant en scène des héros français (les chansons de geste : Chanson de Roland, Renaud de Montauban, Geste de Guillaume d'Orange ...). Elle regroupe, en littérature, l'ensemble des œuvres qui rapportent les aventures légendaires du roi Arthur, de ses chevaliers et de leurs familiers. On y trouve des histoires merveilleuses se déroulant dans de profondes forêts et faisant intervenir un ensemble original de personnages : chevaliers errants, pucelles, ermites .. Les textes produits dans cette veine ont été écrits entre les Xème et XVème siècles. Ils recouvrent donc une période de six siècles.

Il convient aussi de souligner qu'il ne s'agit pas là d'une création purement littéraire, mais que les auteurs du XIIème siècle notamment ont, de toute évidence, été inspirés par des traditions populaires transmises de génération en génération qui, comme l'attente du retour du roi Arthur, faisaient l'objet de véritables croyances.

Apparaissant au Xème siècle avec Nennius qui écrit l'histoire des Bretons de Grande-Bretagne (Historia Brittonum) et qui met en scène un certain Arthur, chef de guerre (dux bellorum) des tribus celtes de Domnonée, elle se répand sur le continent comme motif d'inspiration non seulement pour les lettrés mais aussi pour la sculpture (l'archivolte de la cathédrale de Modène) et les arts graphiques, témoins de la vogue considérable qu'elle connaît. Encouragée notamment par la cour d'Henri II Plantagenêt et d'Aliénor d'Aquitaine, qui ont la prétention de régner sur toute l'Europe occidentale et qui veulent l'opposer aux épopées que les Capétiens consacrent à Charlemagne, elle prend son essor au XIIème siècle, avec Chrétien de Troyes, et elle continue de se développer grâce à des auteurs comme Robert de Boron, Wolfram Von Eschenbach qui compose un Parzival dont s'inspirera Wagner, et de nombreux anonymes.

Plusieurs thèmes s'y rencontrent, à la charnière entre le souvenir des anciennes croyances et le développement du christianisme. L'action est supposée se référer aux temps barbares où les tribus celtes étaient soumises à d'incessantes luttes et devaient se défendre contre les envahisseurs. Mais le cadre en est une société médiévale idéalisée, qui s'ouvre à la courtoisie ; il est un thème autour duquel les autres s'organisent : celui de la Table Ronde, qui se réfère à une situation très ancienne : la réunion des guerriers autour du feu central dans la hutte gauloise.

On constate peu à peu la christianisation des thèmes, avec la quête du saint Graal : Arthur devient un "roi très chrétien". Mais en même temps remonte à la surface la dichotomie entre Ancienne Loi et Nouvelle Loi. Et par là-même s'affirme, par-delà l'œuvre de christianisation, la prégnance des vieilles croyances. N'est-ce pas ainsi qu'on peut voir resurgir dans Perlesvaux (branche V, chap XIII), au XIIIème siècle, sous les traits d'un "roi qui ne croit pas en Dieu", "méchant et cruel", un certain Gurgaran qui pourrait bien incarner l'ancien dieu Gargantua et en être une première attestation littéraire ? Et dans ce même roman (branche X, chap XXXVI), Guenièvre - celle qui, seule femme siégeant régulièrement à la cour du roi Arthur parmi tous les chevaliers, représente la souveraineté - est nommément rattachée au paganisme : après sa mort, son "plus proche parent", Madaglan, vient réclamer à Arthur la restitution de la Table Ronde, à moins qu'il n'abjure sa foi et épouse sa sœur, la reine Jandrée.