Le point de vue de Philippe Parrain

Chaque groupe humain, chaque nation se nourrit d'imaginaire en fonction de son environnement géographique, de son histoire, de son vécu … Il développe au fil du temps des contes et des légendes ; il construit des mythes qui se reflètent et survivent à travers les coutumes, les traditions et tous les aspects de la vie quotidienne. Le territoire français n'échappe pas à cette règle. Et, si une grande part de cet imaginaire semble éloigné des préoccupations de notre monde moderne, il reste cependant présent en filigrane et ses manifestations sont partout décelables.

Les paysages que nous habitons - les bois et les ruisseaux, les montagnes et le bord de mer, et tout aussi bien nos villes - sont peuplés d'une multitude d'êtres qui nous ont été légués par la mémoire de nos ancêtres et qui survivent dans notre vocabulaire et dans notre imaginaire, à travers des histoires qui continuent de circuler et de nous hanter. Ils sont toujours présents sur les chapiteaux de nos églises, à l'ombre des ruines de nos châteaux ou dans les recoins de la nuit, et ils n'hésitent pas à repointer le bout de leur nez, pour le meilleur ou pour le pire, à l'occasion de la sortie d'un film, d'un roman, d'une bande dessinée, d'un jeu vidéo, voire d'un simple fait divers ...

La mythologie met en scène de multiples personnages, aux rôles divers, qui sont l'héritage des cultures successives qui s'y sont exprimées pour forger notre territoire. Nombre d'entre eux, emportés par le temps, sont oubliés à jamais. Certains trahissent leur présence au hasard d'une sculpture difficilement identifiable, d'un toponyme, de la survivance d'une coutume rituelle ou d'une légende colportée par la tradition populaire. D'autres enfin ont survécu et sont parvenus jusqu'à nous, quitte à changer de nom, d'aspect ou de fonction : très anciens, ils ont pu être adoptés par la religion gallo-romaine, avant d'être christianisés dans la personne d'un saint ou de resurgir sous la forme d'un héros littéraire. Sans oublier les modèles que l'imaginaire social ne cesse de créer et de façonner sous nos yeux, en réactualisant de vieux thèmes, ou en mythifiant le cas échéant les figures de la vie réelle : des héros de cinéma aux OVNI, des figures de Halloween à Krishna ou de sainte Thérèse de Lisieux à lady Diana ou à Hitler ...

C'est ainsi que, défiant l'évolution de la société et des mentalités, les anciens dieux se survivent à eux-mêmes, même s'il leur arrive de se confondre pour un certain temps avec des représentations importées d'ailleurs : comme si le mythe collait au sol là où il s'est exprimé, comme s'il était inhérent au paysage. Henri Fromage ne dit-il pas que c'est le mythe qui construit et circonstancie celui-ci : " Le mythe est créateur du groupe ethnique en tant qu'organique et historique, mais aussi dans son acte d'investissement de l'espace et en ce sens il est le premier "plan d'occupation des sols" " (Mélanges de mythologie française, Paris, G.P. Maisonneuve et Larose, 1980, p. 11) ?

L'intérêt pour la mythologie se situe ainsi dans le prolongement de ce que proposait Alain Pierrefitte (Histoire et géographie mythique de la France, Paris, Maisonneuve et Larose, 1973, p. 17) : " Rechercher, étudier, divulguer les anciennes légendes et traditions de nos provinces, ce n'est pas seulement faire preuve d'historien. C'est rejoindre les sources mêmes de notre sensibilité. C'est redonner aux lieux et aux espaces de notre vie leur sens profond, incarné dans ces témoignages ancestraux et que trop souvent nous ne savons plus reconnaître. C'est retrouver la mémoire des siècles, enregistrer des symboles dont la permanence, à travers les temps, les ethnies, les continents, est d'une stupéfiante régularité. C'est déchiffrer l'inconscient collectif des hommes. C'est forger une clef pour percer le secret des sociétés et de la destinée humaine. "

La mythologie française oppose cependant à l'observateur d'évidentes difficultés, qui expliquent en grande partie la méconnaissance dont elle est l'objet : la tradition n'en propose pas d'exposé ou d'iconographie systématiques ni un tant soit peu exhaustifs, comme c'est le cas pour les mythologies grecque, romaine, égyptienne ou hindoue. Et, moins encore que celles-ci, elle n'est homogène: ses origines sont multiples et ont déterminé une succession de strates révélatrices d'influences successives que l'on peut sonder en une sorte de géologie de l'imaginaire. On distingue ainsi, sans entrer dans les nuances, quatre couches constitutives : la préhistoire, le monde celtique, la période gallo-romaine et le christianisme médiéval. Mais aucune de ces périodes n'a recensé ni transmis clairement son patrimoine mythologique: la préhistoire ne nous a laissé que des vestiges difficilement interprétables; les Celtes étaient foncièrement attachés à la tradition orale et rechignaient à toute fixation écrite ou figurative, et ce n'est qu'à travers le filtre déformant des images du panthéon gréco-romain que leurs dieux ont pris forme. Quant au christianisme médiéval, c'est par contrebande qu'il réintroduit les thèmes légendaires propres aux traditions populaires, puisqu'il les interprète à la lumière des dogmes de la religion officielle.

Une préhistoire hors de portée, un monde celtique opposé à toute transcription pérenne, une période gallo-romaine en porte-à-faux entre deux traditions, un christianisme qui récupère, sans vouloir le reconnaître, un patrimoine païen ... Les sources concernant la mythologie française sont donc foncièrement dispersées et fractionnaires, et c'est plus par suppositions, intuitions, inductions qu'elle peut être approchée qu'à partir d'une étude systématique et structurée.

Les documents ne manquent pourtant pas, directs ou indirects, pourvu que l'on sache les débusquer et les interpréter :
-
la tradition orale (récits, dictons, chansons ...),
- les survivances de coutumes et de cultes ancestraux,
- la toponymie qui trahit l'antique présence des êtres légendaires ou qui resitue dans le paysage leurs actions,
- les célébrations du calendrier qui structurent le temps comme la toponymie structure l'espace,
-
I'iconographie d'époque ou tardive,
- les réappropriations littéraires et les textes de cultures voisines qui, tels les textes latins, témoignent, ou qui, tels les textes gallois ou irlandais, suggèrent des origines communes ..
Autant de sources d'informations entre lesquelles la mythologie française louvoie en se proposant d'établir des ponts en quête d'une structure et du sens originel.

Il a fallu attendre le début du XlXème siècle pour que l'on commence à vraiment s'intéresser à tout ce pan de notre culture traditionnelle, notamment avec la fondation de I'Académie celtique qui avait entrepris de collecter " toutes les connaissances locales des langues, des monuments et des usages pour les comparer et les expliquer ". Délaissée en France pendant quelques décennies, cette discipline se développe en Angleterre, où le terme "folklore" est créé, et surtout en Allemagne avec les frères Grimm. Elle s'illustre ensuite chez nous avec notamment les travaux de Paul Sébillot, puis avec ceux de Pierre Saintyves, d'Arnold van Gennep et d'autres fervents collecteurs comme Paul Delarue ou Anatole Le Braz.

C'est au lendemain de la dernière guerre qu'Henri Dontenville tente d'interpréter ces données à la lumière de sa propre exploration du territoire français, et qu'il avance l'expression "mythologie française". Il dégage certaines grandes figures mythologiques propres à ce terrain, comme Gargantua qui existait bien avant la création littéraire de Rabelais et dont on retrouve la trace dans les traditions populaires, Mélusine, Bayard et les quatre fils Aymon. C'est sur ces bases qu'est fondée en 1950 la Société de Mythologie Française dont les membres n'ont cessé depuis d'enrichir à la fois la collecte et la réflexion sur les faits mythiques et légendaires, en s'intéressant d'abord aux êtres de terroir, puis en se penchant de plus en plus sur le vaste réservoir que constitue l'hagiographie : tout le répertoire des saints locaux qui apparaissent à certains, comme les "successeurs des dieux".

Si la mythologie française est moins présente, moins visible dans notre environnement culturel que d'autres mythologies, elle est peut-être par contre moins superficielle et anecdotique, plus intériorisée, plus profondément ancrée dans la psyché collective : elle répond à un terroir, à une mentalité qu'elle n'a cessé d'irriguer secrètement. Et, notamment avec la redécouverte et la réhabilitation de nos racines culturelles, elle resurgit à la surface et est en passe de reprendre le devant de la scène, nous invitant à la fois à l'envisager dans son enracinement concret et à nous laisser porter par la rêverie qu'elle est toujours susceptible d'engendrer.

Philippe Parrain
responsable du site Internet SMF