LE PERSONNAGE LÉGENDAIRE DE CHARLEMAGNE


Héros national commun à plusieurs pays européens qui s'en réclament alternativement selon les époques et les mutations politiques, Charlemagne est une figure foncièrement historique, que sa stature, physique, morale et politique, a conduit sur les chemins de la légende. Très rapidement il est devenu en France, aux côtés de saint Louis et de Jeanne d'Arc, une référence inévitable, comme peut également l'être aujourd'hui notre nouveau "grand" Charles (de Gaulle). La mémoire populaire et savante, relayée par les récits épiques qui se sont multipliés au Moyen Âge, s'en est largement emparée et a remodelé le personnage et sa vie à sa convenance. Elle a forgé une image dont l'envergure échappe à l'Histoire. C'est de cette interprétation qu'il est ici question.

L'empereur Charlemagne

Église de
Saint-Florent-le-Vieil (49)

Cette image a, dans ses grandes lignes, été façonnée par les moines de Saint-Denis : elle servira de fondement à la royauté française. Et elle a été propagée par les chansons de geste, qui n'apparaissent qu'à la fin du XIème siècle, c'est-à-dire plus de 250 ans après la mort du personnage historique, et qui se répandent aux XII et XIIIèmes siècles, autrement dit à l'époque des Croisades. Il est dès lors facile de comprendre pourquoi elles insistent tant sur cette campagne d'Espagne qui, dans l'histoire de ce roi, ne fut qu'une rapide parenthèse, au demeurant peu glorieuse. Si Charlemagne se montra effectivement un ardent défenseur de la foi chrétienne, son féroce engagement contre les Sarrasins ne résulte en fait que de circonstances historiques qui lui restent étrangères. Bien loin de là, Eginhard le présente comme un fidèle ami du calife Haroun-al-Rachid.

Quoi qu'il en soit, Charlemagne reste pour nous le héros de la chrétienté contre les Sarrasins (ce terme s'étendant en fait à tous les ennemis et à tous les païens, fussent-ils Basques, Bretons ou Saxons ...). Il est celui qui venge Roland en tuant personnellement leur chef suprême : " De l'épée de France, il frappe l'émir. Il lui brise son heaume où flambent les gemmes, lui ouvre le crâne, et la cervelle s'épand, lui fend toute la tête jusqu'à la barbe blanche, et sans nul recours l'abat mort. " (Chanson de Roland) Mais ce n'est là qu'un des aspects d'une légende qui s'avère foisonnante et grandiose, à la mesure de celui qui l'a suscitée.

 

Le mythe Charlemagne

Charlemagne était certainement un personnage imposant, hors du commun et de la commune mesure, même si Eginhard, qui le connaissait bien, se contente de dire qu'il était "d'une taille élevée, sans rien d'excessif" : "7 pieds" nous dit-il, ce qui n'était déjà pas si mal, si l'on considère que cela représente plus de 2 mètres 20 ! Et il devait avoir bon pied tout aussi bien, puisque c'est sur sa pointure que fut définie l'unité de mesure du "pied du roi" : 32,5 cm !

Le temps passant, et la légende prenant son essor, il prend carrément l'allure d'un géant. Voici par exemple ce qu'en écrit, au XVIème siècle, Jehan de Bourdigné dans ses Chroniques d'Anjou et du Maine : " Sa stature estoit haulte de huyt pieds, et avoit les épaulles larges, et les reins bien croysez, le ventre de bonne grandeur (…) Sa face étoit de longueur d'une paulme et demye, et estoit sa barbe pendant la longueur d'une paulme au dessoubz du menton, et avoit le fronc de la largeur d'ung pied, et avoit les yeux aspres comme ung lyon, scintillants et rouges comme charbons vifz et ardans (…) Et estoit son regard tel qu'il n'y avoit homme si asseuré qui n'eust moult grant frayeur et craincte, quant il le regardoit en sa fureur (…) A son repas, il estoit petit mangeur de pain, mais il mangeoit assez chair, car il mangeoit la quarte partie d'ung mouton, ou deux poulailles, ou une oye, ou une espaulle ou jambon de pourceau, ou ung paon, ou une grue, ou ung lièvre (…) Il estoit de si merveilleuse puissance, que d'ung seul coup de son espée fendoit ung chevalier et ung cheval (…) Il ouvrait quatre fers de cheval forgez de frays, en les estandant avecques les deux mains. Il enlevoit de terre sur la paulme de la main ung chevalier tout armé, et le montait jusques au dessus de sa teste. "

Parallèlement le personnage s'enrichit de traits proprement mythiques : géant né d'un "petit roi" ("le bref"), d'un roitelet, et d'une mère "au grand pied", il est conçu le jour légendaire où Pépin retrouve au fond de la forêt sa femme Berthe qu'il avait injustement bannie. Sa naissance, qui survient le même jour et à la même heure que celle des fondateurs de lignées Garin de Monglane et Doon de Mayence, est accompagnée des mêmes prodiges que pour eux : tempêtes, tremblements de terre, et la foudre qui tombe tout près et creuse un trou d'où surgit un "arbre long et droit, flouri et verdoiant", symbole de la lignée qu'il va engendrer.

S'ensuit le thème universel de l'enfant spolié de ses droits par ses demi-frères Reimfré et Audri qui, perpétuant l'injustice commise par leur mère, cherchent à l'évincer du pouvoir. Sans parler de son propre frère Carloman que Pépin le Bref privilégie à ses dépens. Sa vie ne cesse de faire alterner actes de prouesse ou de sagesse, gestes fabuleux et interventions divines. Entouré de ses douze pairs et de ses barons, Charlemagne s'impose, à la façon du roi Arthur, le pivot des aventures des Chevaliers de la Table Ronde, comme le personnage central de tout un cycle de récits héroïco-légendaires qui le font vivre plus de 200 ans. Et Eginhard lui-même fait état des prodiges qui présagent et accompagnent sa mort.

Ce qui n'empêche par Charlemagne d'être sujet à la faute : il lui arrive de prendre les mauvaises décisions, de se montrer foncièrement injuste et cruel, de trahir sa parole. Tout un cycle de récits le présentent ainsi dans le rôle du félon. Il lui arrive surtout de succomber à sa trop riche nature et à sa passion des femmes. La présence de son fils, Pépin le Bossu, celui qui le trahira et qui, en marge de l'épopée carolingienne, demeure une menace cachée, semble aussi vouloir le ramener à de plus modestes proportions.

Mais il y a surtout ce qu'il est convenu d'appeler "le péché de Charlemagne", qui est évoqué dans plusieurs textes. C'est ainsi que plusieurs saints ont une vision montrant l'empereur dans les tourments de l'Enfer, ou du moins du Purgatoire car ils parviennent à sauver son âme. Mais peu font état de la nature de cette faute. Tout juste peut-on comprendre qu'il s'agissait d'une "tentation de la chair", mais si abominable que Charles ne pouvait se confesser et donc être absous. La vie de saint Gilles montre ce saint qui vient à son secours (à moins que ce ne soit au secours de Charles Martel auquel on attribue la même histoire) : après s'être entretenu avec lui de ses problèmes de conscience, il célèbre la messe, et un ange descend vers lui avec un parchemin sur lequel le péché est nommé et où il est dit qu'il sera pardonné s'il n'y retombe pas. Il faut attendre la Karlamagnus Saga pour que l'on apprenne qu'en fait Charlemagne aurait eu une relation incestueuse avec sa sœur Gile, d'où Roland serait né. Mais une autre tradition parle de nécrophilie : l'impératrice aurait, au moment de mourir, gardé en sa bouche une pierre qui lui garantissait l'ardent amour de son mari. Aussi bien celui-ci aurait-il été amené à embaumer son corps et à continuer à l'honorer ...

Quoiqu'il en soit, faut-il ne voir dans cette propension à la faute qu'une humanisation du personnage, une relativisation de ses immenses vertus (que d'aucuns ont considéré comme opportune d'un point de vue politique) ? Il semble bien plutôt que ces défauts participent de la complexité d'une figure mythique qui dépasse sa dimension chrétienne et la simple opposition Bien/Mal. Sa passion de chair et de la bonne chère, déjà présente chez Eginhard, lui confère une dimension dionysienne. Et, par l'inceste rituel, il rejoint le monde des dieux de la mythologie universelle.

Comme le souligne Dominique Boutet, Charlemagne et Arthur (qui partage avec lui bien des traits : naissance prodigieuse, enfance difficile, exploits fabuleux, inceste ...) sont plus que de "simples personnages" ; ils constituent "des points de cristallisation des angoisses, des certitudes, des recherches de toute une société qui s'interroge sur son sens et sur sa destinée."

 

Le suprême Empereur

On voit régulièrement Charlemagne ou ses proches s'affronter aux échecs, ce qui dénote sans doute davantage la vogue de ce jeu au moment de l'écriture des chansons de geste que de la réelle passion de l'empereur pour un jeu qui n'est arrivé en Europe qu'au milieu du IXème siècle, après sa mort. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit là de subtile stratégie et de mise en danger de la personne du roi, ce qui exprime les enjeux mêmes de ces récits, d'autant plus que ces enjeux sont rarement minces : c'est une partie d'échecs qui déclenche toute la geste de Renaut de Montauban, et

Charlemagne s'affirme avant tout comme un roi-guerrier qui, légendairement comme historiquement, ne cesse d'arpenter l'Europe avec son armée. C'est ainsi que nous le présente, dès l'ouverture, La Chanson de Roland  : " Le roi Charles, notre empereur, le Grand, sept ans tous pleins est resté dans l'Espagne : jusqu'à la mer il a conquis la terre hautaine. Plus un château qui devant lui résiste, plus une muraille à forcer, plus une cité ..."

C'est pour la foi qu'il combat, pour établir vérité et justice. Il n'est pas sans intérêt de constater que, parmi ses ennemis, tout "sarrasins" qu'ils soient, il en est dont le nom se souvient de façon évidente des cultes qui ont précédé le christianisme sur le sol gaulois  : Balan et Baligant semblent faire référence au dieu Belen, tandis que Marsile évoque inévitablement Mars. Et les dieux que ces Infidèles adorent ne sont que très accessoirement musulmans, puisqu'on y trouve, aux côtés de Mahomet, Apollin et Tervagan. Ce qui est certain, c'est que l'ennemi représente avant tout, comme le relève Julien VINOT dans le n° 206 du Bulletin de la SMF, la noirceur, la laideur, l'animalité, la mort : " La gent maudite, qui est plus noire que l'encre et qui n'a de blanc que les dents. " (Chanson de Roland CXLIV). Dès lors Charlemagne incarne la civilisation, et le bien. Et, dans cette vision manichéiste, ce pourrait bien être lui qui est représenté sur les façades des églises poitevines et charentaises : le chevalier à l'anguipède.

Guerrier conquérant, Charlemagne s'affirme aussi comme le champion de Dieu, qui est gratifié de rêves prémonitoires et qui converse avec les anges : " Dieu lui a envoyé saint Gabriel ; il lui commande de garder l'empereur. L'ange se tient toute la nuit à son chevet. Par une vision, il lui annonce ..." (Chanson de Roland CLXXXV). Saint Jacques lui-même lui apparaît pour lui confier la mission de délivrer son tombeau qui est tombé aux mains des Infidèles : il lui montre la Voie Lactée, le chemin des âmes, qu'il faut suivre pour gagner Compostelle, Campo Stellae, le "champ des étoiles". Une façon évidemment d'annoncer les Croisades et d'inaugurer le Chemin de Compostelle. Une façon aussi d'imposer Charlemagne comme un roi-prêtre, ce que confirme de multiples références bibliques : dans le Pseudo-Turpin, les murs de Pampelune s'écroulent, comme celles de Jéricho, au son des trompettes. Dans La Chanson de Roland (CLXXIX-CLXXX), tel Josué, il suspend le cours du soleil : " Quand l'empereur voit décliner la vêprée, il descend de cheval sur l'herbe verte, dans un pré ; il se prosterne contre terre et prie le Seigneur Dieu de faire que pour lui le soleil s'arrête, que la nuit tarde et que le jour dure. Alors vient à lui un ange, celui qui a coutume de lui parler. Rapide, il lui donne ce commandement : "Charles, chevauche ; la clarté ne te manque pas ..." Pour Charlemagne, Dieu fit un grand miracle, car le soleil s'arrête, immobile. Les païens fuient, les Francs leur donnent fortement la chasse ..." Et il finit par s'identifier carrément au Christ : dans Le Pèlerinage de Charlemagne à Constantinople et à Jérusalem, il entre dans une église de Jérusalem, accompagné de ses douze pairs, et il y trouve douze sièges disposés autour d'un treizième, sur lesquels ils s'asseyent le plus naturellement du monde, sans savoir que c'est précisément là que Jésus et ses apôtres chantèrent la messe.

Mais, prêtre et guerrier, Charlemagne reste le Père Fondateur et avant tout "l'Empereur". Supplantant dans l'organisation tripartite de la Société, telle qu'elle a été définie par Dumézil, les producteurs de richesse, les saints personnages et les grands héros, il incarne la fonction suprême, celle qui participe de toutes les autres et les justifie. Aux côtés de, et disons-le en opposition à Arthur, c'est en France Charlemagne qui incarne le mieux un tel personnage. Et sa somptueuse barbe fleurie, la longue barbe blanche qu'il a coutume d'étaler sur sa poitrine lorsque les circonstances sont graves, symbolise cette souveraineté ; elle est privilège royal, lourd de symbolisme, au même titre que l'abondance de la chevelure l'était pour les Mérovingiens.

La tradition veut que son tombeau ait été découvert dans une crypte vers l'an 1000, à l'initiative d'Othon III, et qu'on le trouva, assis sur son trône, un voile sur le visage, une croix d'or au cou, la couronne sur la tête, et le sceptre entre ses mains, dont les ongles avaient percé les gants. Son pouvoir échappe au temps, comme il avait défié l'espace. Comme le dit Joseph Bédier, Charlemagne est "condamné, par la définition même de son personnage, à une sorte d'immutabilité majestueuse".

Même dans les récits où Charlemagne se fourvoie et n'agit pas en roi respectueux de ses responsabilités, son pouvoir en tant que tel n'est jamais remis en question, et le conflit se règle dans le cadre de la souveraineté. Comme le note Robert Morrissey : " Ce qui se dessine est un système certes conflictuel, mais qui a aussi son efficacité, c'est-à-dire qu'il fonctionne selon des normes épiques et permet de résoudre les dissensions qui semblent de prime abord insurmontables. Même s'il est durement mis à l'épreuve, le principe de la souveraineté se maintient en la personne de Charlemagne, et s'il faut se définir parfois contre le grand monarque, on ne cesse pas pour autant de se définir par rapport à lui. "