GARGANTUA DÉPOSE UNE BUTTE À BOUZILLÉ


On était dans une année de disette et l'énorme appétit du grand géant Gargantois ne contribuait pas peu à affamer la contrée. Une députation des notables fut envoyée vers lui pour lui exposer humblement les doléances de ses féaux sujets. Gargantois était débonnairecomme tous ceux qui sont vraiment forts : il écouta avec courtoisie le discours de l'orateur, et répondit :

" Les soucis nombreux qui m'assiègent ne me permettent pas toujours de connaître à fond les maux dont souffrent mes sujets bien aimés. Mais vous avez apporté jusqu'au pied de mon trône l'écho de leurs plaintes et de leurs gémissements. Votre démarche ne sera pas vaine. Je suis le père de mes peuples et je ne veux pas qu'il soit dit que Gargantois faisait noces et festins alors que ses enfants se nourrissaient de racines. Dites aux pauvres affamés que pour eux seront désormais et les grasses poulardes, et les monceaux de pâtés, et les meules de gourbilleaux, et les muids de vin de Rablay que l'on servait à ma table royale. Pour moi dorénavant et jusqu'à la fin de ma disette, je ne me nourrirai que de terre et ne boirai que de l'eau, mais pas de l'eau de la Loire, car elle est un peu fade. Voyez-vous, continua-t-il avec bonhomie, si le ciel m'a doué d'une grande taille et d'un appétit à l'avenant, il m'a donné aussi un estomac robuste. Je pourrais rendre des points à ces géants dont parle mon savant historiographe, le docteur Alcofribas Nasier, et dont le menu ordinaire se compose de moulins à vents. Enfin c'est pour moi certainement qu'a été fait le proverbe : Tout fait ventre, Pourveu que ç'entre. "

Il dit, et il faut fait selon son désir. Gargantois vint chaque jour se coucher au pied de la butte de la Fribaudière, alors deux fois plus haute qu'elle n'est aujourd'hui.

Dix mille hommes de corvée, armés de pelles et de pioches, lui enfournaient, deux heures durant, sa ration quotidienne. Parfois une pelle s'échappant des mains d'un travailleur, suivait la terre et allait s'engouffrer dans le gosier béant, où elle passait parfaitement inaperçue. Son repas achevé, Gargantois se levait et, en cinq enjambées, il arrivait au bord de l'Océan ; là, se couchant à plat ventre, il buvait à même, et Dieu sait s'il en absorbait de copieuses lampées. Il arriva même qu'un trois-mâts, qui passait au large de Noirmoutiers, fut saisi dans le remous furieux et disparut dans la bouche de Gargantois. Le géant, qui ne l'avait pas aperçu, en fut un moment engoué : " Hum ! hum ! dit-il, une babeluche ! " et ce fut tout.

Or, un jour que Gargantua bien repu, bien abreuvé, bien lesté, s'en revenait à pas lents le long des rives de la Loire, en songeant quand même aux ripailles d'antan, aux charmes des andouilles et aux douceurs du piot, il fut tiré de ses profondes méditations par la vue de deux armées prêtes à en venir aux mains. Il s'informa : c'étaient les gens de Saint-Florent-le-Vieil et ceux de Liré qui allaient se battre pour un sujet des plus graves. Les deux bourgs se disputaient l'honneur d'être situés à égale distance de Nantes et d'Angers. Le litige durait depuis longtemps :

Les Chicanous avaient rempli des rames de papier timbré et n'avaient fait, comme toujours, qu'embrouiller l'affaire ; on avait pris, de part et d'autre, des géomètres experts qui, pendant des mois, avaient traîné leurs chaînes sur toutes les grèves de la Loire, mais qui s'étaient si bien embrouillés dans le compte de leurs pieds, pouces et lignes, qu'ils n'avaient pu tomber d'accord à une lieue de poste près. Enfin, la contestation s'était envenimée, la discussion avait dégénéré en dispute, et maintenant, on allait s'en remettre au sort des armes. Ayant ouï le cas, Gargantois dit : "Mes amis, tout ce carnage est inutile ; en trois minutes, je me charge de vousmettre d'accord et de faire ce qu'aucun géomètre n'a pu faire. "

 

 

 

Et tot l'mond' cria : Bouse y et !
(illustrations de l'article d'A. Poilane, "Pourqué lés gâs d'Bouzillé n'ont point besouin d'fumer leurs vignes", L'Anjou vinicole, n° 39, 1925.

Ausitôt, ouvrant son énorme compas, il posa le pied gauche sur Saint-Pierre de Nantes, le pied droit sur Saint-Maurice d'Angers, et, rabattant son haut-de-chausses, juste au milieu, avec une précision mathématique, il déposa ... Bouzillé.

 

d'après Verrier et Onillon, Glossaire étymologique et historique des patois et des parlers de l'Anjou, 1908 - Rééd. Genève, Slatkine reprints, 1970