prologue à
Mythologie française
d'Henri Dontenville

(Paris, Editions Payot et Rivages, ré-édition de 1998)

Bernard Sergent

 

En intitulant son livre Mythologie française, publié en 1947, donc conçu, sinon écrit, pendant l'occupation allemande, Henri Dontenville reprenait un titre vénérable, puisque dès 1771 le précurseur de cette discipline, l'abbé Bullet, intitulait un ouvrage Dissertation sur la mythologie française. Mais il entendait évidemment aussi «répondre» aux frères Grimm, dont l'un des plus célèbres livres, un de ces ouvrages qui, savamment exploités, auront été fondateurs du nationalisme allemand, s'intitulait La Mythologie allemande. Publié en 1835, souvent réédité depuis - ce qui ne fut nullement le cas pour l'ouvrage de Bullet -, il contenait l'affirmation, par Jakob Grimm, d'une tradition allemande puisant ses sources dans la plus lointaine Antiquité germanique et se continuant jusqu'au présent : affirmation qui posait un défi, et que l'inspecteur de l'Éducation nationale lyonnais qu'était Henri Dontenville entendit relever.

Mais à cette motivation politique, patriotique, s'en ajoutait une autre, moins conjoncturelle, et même, sans aucun doute, encore totalement d'actualité.

En étudiant ce qu'il appelait la mythologie française, Dontenville se mettait en effet à l'écart de l'université. L'Université française avait, par la voix de ses plus grands maîtres, rejeté comme matière secondaire et somme toute méprisable, dans l'entre-deux guerres, le folklore - domaine dans lequel ne se résume certes pas la «mythologie française», mais qui en constitue une part essentielle : la France est la seule grande nation qui ne possédait pas, dans les années vingt, trente, quarante, de chaire universitaire de folklore. Je reviendrais sur ce point important. De surcroît, l'entreprise de Dontenville était par sa nature même en dehors des cadres universitaires classiques : étudier Rabelais en rapport avec la tradition populaire, c'est établir un pont entre deux disciplines totalement distinctes dans l'univers intellectuel français, puisque le premier appartient à littérature, et ancienne, la seconde appartient, au mieux, à l'ethnologie, c'est-à-dire à une étude radicalement différente de l'étude littéraire, et tournée vers le contemporain, un contemporain, de plus, je l'ai dit, considéré à l'époque comme bien peu intéressant.

Sur le second de ces points, on rappellera que Georges-Henri Rivière, fondateur de la Société française d'ethnologie, se bat, dans les années trente, pour fonder un musée national consacré à la tradition populaire : ce musée des Arts et Traditions populaires voit enfin le jour en 1937, mais se consacre essentiellement à la collecte d'objets. Rivière ne s'est jamais intéressé réellement à la tradition orale, et certaines collectes essentielles des années quarante ou cinquante dorment, inaccessibles, dans les réserves du musée.

Et il n'existe pas, en France, de chaire d'ethnologie française ni européenne : l'Université offre, en certains endroits, des chaires d'ethnologie (en général), et il ressort de la décision du professeur élu, c'est-à-dire de ses électeurs, de transformer éventuellement le poste en chaire spécialisée dans le «terrain» européen. Cette transformation se produisit, certes, mais extrêmement tard : les premiers enseignements en ethnologie française remontent à la fin des années soixante.

Quant au premier point, aujourd'hui que les choses ont quelque peu changé, que le folklore est tout de même une matière enseignée, que les travaux à lui consacrés, les recueils de contes et les conteurs eux-mêmes, se sont multipliés, que l'on va jusqu'à rééditer de merveilleux livres du XIXe siècle consacrés à la tradition orale, ce que je vais en dire paraîtra assurément extraordinaire : la France, dans les années vingt, avait pratiquement éliminé ses études folkloriques.

La chronologie et l'observation des faits le démontrent amplement et simplement. Après un début très précoce - les Mémoires de l'Académie celtique avaient beaucoup travaillé sur le «folklore» de 1807 à 1812, soit avant même l'invention du terme «folklore» en 1846 -, la France connut, avant la Première Guerre mondiale, comme tous les pays européens, un essor considérable de l'ethnologie et du folklore. Des revues furent fondées (Mélusine en 1877, la Revue des traditions populaires en 1886, La Tradition en 1887, qui devient la Revue du traditionnisme français et étranger en 1906) ou accueillirent dans leurs colonnes les textes de littérature orale (la Revue celtique, fondée en 1870, la Revue des banques romanes, fondée la même année, Romania, fondée deux ans après, Kryptadia, fondée en 1884, la Revue des patois gallo-romans, fondée en 1887), tandis que des éditeurs publiaient des collections de recueils de contes (47 volumes chez Maisonneuve et Larose, de 1883 à 1903 ; 44 volumes chez Leroux, de 1881 à 1930).

Pour des raisons complexes, et qu'un socio-historien se devra d'étudier un jour, l'intérêt pour cette matière fléchit et s'effondre dans les années vingt. La critique de l'œuvre de l'un des plus éminents spécialistes du conte, Emmanuel Cosquin, par le grand médiéviste Joseph Bédier, n'explique pas tout. A la mort de leur fondateur, les revues mentionnées ci-dessus s'arrêtent (Paul Sébillot meurt en 1919, et la Revue des traditions populaires qu'il avait fondée prend fin la même année; Kryptadia cesse en 1911, Mélusine en 1912, la Revue du traditionnisme français et étranger en 1914), les grandes séries de collections de contes s'arrêtent aux dates mentionnées. Aucune revue, aucune série ne prend la relève. Pendant trente ans, la France connut une lacune quasi totale de ses études folkloriques. Seul le folkloriste d'origine belge Arnold Van Gennep donne, au Mercure de France, une chronique mensuelle comprenant une critique raisonnée des travaux paraissant dans le domaine du folklore. Travail fort utile, et son Manuel de folklore français contemporain est une œuvre de toute première importance ; mais Van Gennep s'est toujours refusé à étudier les sources anciennes du folklore, à son avis inconnaissables. La rigueur scientifique consistait, pour lui, à définir le folklore comme matière strictement délimitée, seul moyen de lui donner un jour, précisément, le statut universitaire qu'il n'avait pas.

A vrai dire, si l'on regarde cette période, on voit que la France triomphante, celle qui a sauvé son empire colonial de la menace allemande, cette France ne connaît d'ethnologie qu'extravertie : Paul Rivet envoie Jacques Soustelle au Mexique et Claude Lévi-Strauss au Brésil, Marcel Griaule explore le pays dogon dans les années trente, il en rapporte des films extraordinaires et de ton fort colonialiste. Signe des temps, une revue fondée en 1930, et appelée alors Revue de folklore français, change dès 1932 son titre en celui de Revue de folklore français et de folklore colonial ! Cette France était aussi rationnelle, et se refusait à admettre en son sein la claire coupure qu'un James George Frazer, le grand folkloriste anglais, opérait sans le moindre regret de son côté : qu'en opposition aux intellectuels les paysans de leur propre pays soient aussi primitifs et aient le même type de pensée que les sauvages étudiés aux quatre coins du monde était opposé à toute la rationalité des intellectuels français. La France n'avait pas de place dans sa pensée pour une ethnologie introvertie.

Comme, dans le même temps, les travaux de folklore connaissaient un essor considérable dans les autres pays, au point qu'au Congrès international de folklore, en 1937 (le troisième : le premier avait eu lieu à Paris en 1900), les spécialistes étrangers attirèrent l'attention de leurs collègues français sur la carence de la collecte de contes dans leur pays, et que c'est de sa propre initiative qu'un autre chercheur, Paul Delarue, à la même époque, entreprit de réaliser pour la France l'ouvrage homologue à ceux qui existaient dans de nombreux pays, à savoir la synthèse du matériel publié dans le domaine du conte, on mesure combien un Henri Dontenville pouvait se sentir à la fois isolé et investi d'une mission nationale de restauration d'une matière essentielle et oubliée - combien aussi il est original.

Il n'était certes pas le premier à chercher au matériel traditionnel des origines lointaines dans le temps - sinon dans l'espace. Dès 1819, les frères Grimm avaient supposé que les contes européens plongeaient leurs racines dans la préhistoire. La thèse d'Emmanuel Cosquin était, de son côté, que le conte européen venait de l'Inde : théorie qui eut son heure de gloire et a laissé quelques traces. Beaucoup plus proche de Dontenville était le chercheur qui signait ses œuvres Pierre Saintyves, et s'auto-éditait aux éditions Émile Nourry, son véritable nom : dans un livre qui eut un certain succès, Les Saints successeurs des dieux (1970), il soutint que les saints populaires du christianisme occidental n'étaient que la christianisation superficielle des anciens dieux du paganisme. Dontenville, qui regarde au-delà de l'époque gallo-romaine, qui plonge son regard dans la préhistoire, à la fois va plus loin et vise un matériel plus particulier : Gargantua, Mélusine, les frères Aymon ne sont pas des saints susceptibles de prolonger des dieux romains mais des personnages du légendaire et de la littérature français, à son avis depuis la préhistoire.

Sébillot, Cosquin, Saintyves, morts, les deux premiers depuis longtemps (respectivement en 1918, 1919, 1935), tout comme Henri Gaidoz (1932) et Eugène Rolland (1909), co-fondateurs de Mélusine, Dontenville entreprend, d'abord par une timide plaquette destinée aux enfants, en 1937, d'attirer l'attention sur le matériel traditionnel français.

Pour Gargantua, pour Mélusine, pour la fée Morgue ou Aubéron, pour le cheval Bayart, la méthode, la problématique de l'auteur sont les mêmes : le personnage apparaissant dans une ou plusieurs œuvres littéraires, il est d'abord présenté grâce à elle(s). Puis, usant d'une double méthode, Dontenville montre que l'œuvre ou les œuvres en question ne sont qu'un moment - le plus voyant, le plus célèbre naturellement - de la «carrière», beaucoup plus ample, du personnage : de Mélusine, par exemple, on sait parfaitement qu'avant d'être l'héroïne de deux romans de la fin du XIVe siècle et du début du XVe elle fait des apparitions fugitives dans la littérature, y compris dans des exempla, recueils religieux d'historiettes édifiantes. On ne saurait mieux dire qu'effectivement, Mélusine n'a pas été imaginée par Jean d'Arras, l'auteur du premier des deux romans, mais qu'elle appartient bien au légendaire français.

La double méthode de Dontenville consiste donc :
- en la recherche d'éléments prouvant l'antériorité du personnage étudié par rapport à l'œuvre littéraire où il apparaît. On vient de citer Mélusine : cas facile - sur deux siècles. Ce l'est parfois moins : Gargantua n'apparaît dans aucune œuvre littéraire avant Rabelais, puisque la plus ancienne des «Chroniques gargantuines», petits textes du XVIe siècle parlant du personnage, est de la même année (1532) que le Premier Livre de Rabelais. Dontenville se fonde alors sur une toute autre documentation : d'une part il note les associations des personnages étudiés avec des monuments anciens - celle de dolmens associés à Gargantua près de la forêt de Mercoire, dans le nom de laquelle se reconnaît si bien l'ancien nom divin Mercure, en Lozère, est au point de départ de son enquête. D'autre part, la toponymie prend une importance considérable : si Gargantua n'est guère antérieur à Rabelais - sinon une fois, au XVe siècle, comme nom d'homme -, il y a en France bon nombre de monts Gargan, dont il est possible de montrer parfois l'association avec Gargantua. Or le plus ancien relief de ce nom était le Garganus Mons, l'actuel promontoire du Gargano, en Italie, parfaitement connu des géographes latins. Voici pour Dontenville, qui reconnaît en tous ces noms, Gargantua compris, un sens évoquant la «pierre », acquise l'antiquité du célèbre géant ;
- en l'étude du matériel folklorique, de manière à voir si le personnage étudié a laissé des traces, au besoin sous un autre nom : et cette étude contribue, comme la précédente, à montrer l'indépendance relative du personnage par rapport à l'œuvre littéraire qui l'a célébré, car bien souvent ce qui est raconté à son sujet, aux XIXe et XXe siècles, dans la tradition orale, ne prolonge pas, ne dépend pas de l'œuvre littéraire en question. C'est patent pour Gargantua, qui ne fait que rarement, dans la tradition orale, ce qu'il fait selon Rabelais, et surtout, est seul - Pantagruel, aussi important dans Rabelais, n'a laissé aucune trace dans le légendaire ; c'est vrai du cheval Bayart qui, avec son échine qui s'allonge pour porter son cavalier, appartient à un type de chevaux légendaires, souvent maléfiques, fort répandus dans la tradition française ou de pays voisins.

Or l'une et l'autre méthodes, à vrai dire, au fil des pages de ce livre inextricablement mêlées, contribuent, aux yeux de Dontenville, à démontrer une chose essentielle : c'est par la toponymie, continuellement évoquée, par le conte, la légende, la donnée folklorique, qui tous appartiennent à un terroir, l'enracinement de la tradition dans le sol de France. Dontenville n'était pas communiste, mais il y a de l'Aragon du «Conscrit aux cent villages» dans la litanie des villes et villages de France qui parsème ses pages. Et il n'y a pas besoin d'être communiste ni nationaliste pour la trouver belle.

Henri Dontenville a ainsi fondé une discipline. Ce qu'il appelle «mythologie française» pourrait assurément se retrouver, avec ses propres ingrédients, dans n'importe quel pays. Car dans tous les pays du monde existent un matériel traditionnel et une toponymie éventuellement associée, plongeant leurs racines dans un passé immémorial. Mais ici, pour la France, le livre de Dontenville est bien celui qui fonde cette discipline, ce type de recherches.

Et il s'agit bien d'une discipline autonome, puisqu'elle se situe «à cheval» sur des domaines qui, universitairement parlant, sont distincts, et souvent s'ignorent absolument : ethnologie et folklore, histoire, littérature, toponymie et linguistique, philologie, archéologie et préhistoire, enfin tout ce qui contribue à étudier la mémoire d'une culture, lorsque cette culture est celle d'un vieux pays européen.

Il fallut du temps, beaucoup de temps, pour que l'enseignement de cette matière entrât à l'Université. Je ne le vois guère fourni actuellement que par Claude Gaignebet, à Nice, et par Philippe Walter, désormais à Grenoble : soit depuis les années 1980. C'est aussi loin, par rapport à Dontenville, que le sont les années 2030 pour nous !

On comprend alors pourquoi Dontenville se battit pour répandre ses idées, les faire connaître, les faire reconnaître. Par le livre, d'abord : un second suivit Mythologie française : en 1950 parurent aux éditions Payot Les Dits et récits de mythologie française ; en 1966, aux éditions Henri Veyrier-Tchou, en collaboration sous la direction du maître, La France mythologique ; en 1973 Histoire et géographie mythique de la France, chez Maisonneuve et Larose.

Par l'action ensuite. Inspecteur de l'Éducation nationale, Henri Dontenville encouragea les enseignants, par un. appel publié dans le Bulletin de l'Éducation nationale en 1948, à s'intéresser à la matière traditionnelle française dans leur pratique pédagogique. Il reçut plusieurs réponses favorables, et un professeur au Lycée Charlemagne conseilla la constitution d'une Société susceptible de défendre et de propager les idées de Dontenville. Elle fut fondée en 1950 et prit le nom, qu'elle porte encore, de Société de mythologie française.

La vingtaine de personnes qui participa à cette fondation comprenait des enseignants, des universitaires, des bibliothécaires. Parmi eux, Paul Delarue, l'auteur du Conte populaire français, Aurore Lamontellerie, institutrice charentaise et folkloriste de terrain, Paul Lecotté, folkloriste également, futur président d'honneur de la Société d'ethnologie française. A tous elle apporta la mythologie comparée, c'est-à-dire l'approfondissement et l'enrichissement du sens.

Henri Dontenville présida la Société de mythologie française jusqu'à sa mort, en 1981. Henri Fromage fut son successeur. L'auteur de ces lignes en est le troisième président.

Très tôt, elle se dota d'un Bulletin. Ce Bulletin de la Société de mythologie française existe donc depuis 1950 : il constitue aujourd'hui un véritable trésor de données folkloriques et d'analyses mythologiques.

En un premier temps, il s'est agit d'approfondir, d'élargir, de confirmer, les travaux du maître. Les informations sur les contes, sur la toponymie, les analyses comparatives, forment la matière des premiers Bulletins.

Très tôt aussi fut entreprise la constitution d'un Atlas de mythologie française. A l'échelle du département, sinon à une échelle moindre, des cartes commencèrent à paraître dès les premiers numéros. Il va sans dire que ce travail n'avait jamais été entrepris auparavant. Il se poursuit aujourd'hui, repris en main par une Commission ad hoc, et uniformisé par un système de coordonnées emprunté à la nomenclature internationale en matière de motifs de contes (Stith Thompson).

A partir de 1968, la SMF organisa des congrès, annuels, dont le principe est toujours d'être organisé par des membres d'une région donnée, bons connaisseurs du terrain, capables, à côté des communications scientifiques, d'en révéler les richesses aux autres participants. Et, comme le nombre de membres augmente doucement d'année en année, elle a décidé en 1992 d'organiser des sessions de formation pour les gens qui y arrivent et, naturellement, puisqu'il n'existe aucune instance universitaire correspondante, ont tout à apprendre en cette matière.

Mais autres chercheurs, autres idées ou points devue. Dontenville avait peu étudié l'hagiographie. On verra ici comment les saintes et saints n'apparaissent guère que dans les récits d'affrontement contre un dragon. Car dans le légendaire français, c'est un saint personnage qui finit par imposer sa volonté à la quasi-totalité des dragons. Cependant, ce qui intéresse Dontenville, c'est le dragon, pas le saint. Pour lui, comme auparavant pour Saintyves, le christianisme représente une couche culturelle récente, superficielle. La mythologie qu'il cherche à reconstituer plonge ses racines avant lui, avant Rome même. Le christianisme n'a pu apporter que des réinterprétations. Il ne constitue pas la mythologie française.

Telle ne sera pas l'opinion des chercheurs de terrain, dont le point de vue est plus ethnologique qu'historique. Pour eux, l'imprégnation chrétienne de la culture française se rencontre à chaque pas. Lorsque Aurore Lamontellerie explore le folklore charentais, c'est partout qu'elle recueille les témoignages du culte et de l'importance, aux yeux des gens, de saint Eutrope de Saintes, tout comme plus tard Jean-Louis Olive constate la même importance de saint Gaudérique en Catalogne du Nord.

C'est alors un domaine nouveau, et gigantesque, qui s'ouvre aux chercheurs de la Société de mythologie française : celui de l'hagiographie. Une idée de son gigantisme : au XVIIe siècle, de savants jésuites, les Bollandistes, commencèrent à réunir les Vies de saints, en les classant selon les jours du calendrier auxquels ils sont fêtés. Ils n'ont pas fini. Ils en sont à novembre.

On entrevoit aujourd'hui que les saints n'ont pas exactement «succédé» aux dieux, comme le voulait Pierre Saintyves, mais que les Vies de saints, toujours, ou presque, écrites longtemps après la mort de celui ou celle dont elles parlent, intègrent un matériel mythique ou rituel antérieur : la christianisation, au haut Moyen Age, a largement consisté à transférer des dévotions d'un dieu ou d'un lieu saint antérieur à un représentant du culte nouveau, bien souvent tout à fait historique.

C'est sans doute ce qui explique la «géographie sacrée» mise en relief par les travaux d'Henri Fromage, de Jean-Paul Lelu, de Raymond Delavigne, de Bernard Robreau et de bien d'autres : les sanctuaires dédiés à tel ou tel saints ne se répartissent pas au hasard, ils correspondent bien souvent à un ordre dont le christianisme ancien ne fournit pas l'explication. Pourquoi les saints céphalophores (c'est-à-dire dont la tête a été coupée, et qui la portent sur une certaine distance) traversent-ils toujours une voie d'eau et rencontrent-ils presque toujours, sur la colline d'en face, une Dame qui les accueille, les lave, les enterre ? Pourquoi les églises dédiées à saint André, du côté de la Loire, correspondent-elles à d'anciennes frontières ? Pourquoi des oppositions diamétrales s'observent-elles souvent, par rapport à un centre ville ancien, par rapport à un autre lieu sacré, entre saints aux fonctions complémentaires, aux noms apparentés, ou répondant à une opposition calendaire ? Telles sont quelques-unes des questions qui ont surgi, sous la plume des auteurs de la Société de mythologie française, et qui prolongent les travaux de Dontenville dans une direction qu'il n'avait fait qu'esquisser.

On vient de mentionner le calendrier : prendre en compte les cultes populaires, chrétiens, les dévotions traditionnelles françaises, c'est inévitablement rencontrer à chaque pas les références à des dates fixées par le saint dont c'est le jour de consécration. L'année catholique (d'avant Vatican II !) tourne en dévidant jour après jour un culte, et autrefois une vie quotidienne, entièrement codés par le «sanctoral», la liste des saints du calendrier.

Or tout comme la «géographie sacrée» que je mentionnais à l'instant, la fixation de la fête d'un saint à telle date calendaire ne doit rien aux textes fondateurs du christianisme. Elle résulte d'une très longue tractation entre indigènes attachés à leurs cultes et christianisateurs : ce n'est évidemment pas un hasard si le jour de sainte Brigitte est le 1er février, celui de sainte Agathe le 5, si cette dernière est invoquée pour les problèmes de lactation, si le 2 février est le jour de la lactation de saint Bernard, celui de la Chandeleur et de la Purification de la Vierge, si Brigitte prolonge une divinité celtique connue en Irlande sous le nom de Brigid, et si enfin l'ancienne fête de début février en Irlande, Imbolc, est le moment de rituels encourageant la lactation des animaux !

C'est ainsi que le problème de l'année rituelle est entrée dans les préoccupations centrales de ladite Société, motivant, entre autres et principalement, les travaux de Jean-Paul Lelu, mentionné ci-dessus, et de Claude Gaignebet. Ce dernier, folkloriste et spécialiste de Rabelais - un peu comme Dontenville : il faut ce type de double spécialisation pour faire de la mythologie française ! - a entrepris l'étude d'un moment clé, le Carnaval, et a renouvelé la conception classique à ce sujet : Carnaval n'est pas seulement un épisode de l'année rituelle, c'est surtout le moment du renversement du temps, d'un mouvement des âmes entre hiver et printemps, et tous les rituels qui s'y déroulent marquent, codent, expriment de mille manières ce jeu sur les temps et la circulation des âmes, dont il est possible de montrer qu'ils s'enracinent dans un passé immémorial - ce sont la Grèce, l'Inde, Pline, l'Irlande médiévale, mais aussi les textes juifs, sources du christianisme, qui ont fourni à Claude Gaignebet les points d'appui de ses développements. Autrement dit : les idées des fondateurs du christianisme n'étaient pas si étrangères à celles des autres cultures situées autour de la Méditerranée et en Europe pour qu'une intégration des rites et mythes de ces dernières et ceux des évangélisateurs ne soient possible. Les cycles de fêtes locaux et les mythes correspondants se sont moulés dans la structure qu'apportait le christianisme, et s'y sont adaptés.

Et puis étudier le Carnaval et la fixation des temps par rapport à la lune (ce qui est le cas de tout le cycle de fêtes avant et après Pâques), c'est tourner ses yeux vers le ciel, et l'astronomie entre dans la mythologie française : la Voie lactée est le chemin des âmes, les Pléiades sont les marqueurs de temps fixes – dont, avec Sirius, celui de la canicule -, les dates de saints, en grand nombre, s'organisent par rapport à des événements astronomiques.

S'impose ici la révision d'une des hypothèses de Dontenville. L'étymologie que celui-ci a proposée pour Gargantua est concurrencée par une autre, plus séduisante : dans plusieurs dialectes et langues (dont le basque) du midi de la France, garganta signifie « gorge ». Le rapprochement avec le nom du géant, grand avaleur, paraît aller de soi. Elle est d'autant plus certaine, remarque Claude Gaignebet, que Gargantua, aux dires explicites de Rabelais, est né un 3 février : c'est la date d'un saint bien connu autrefois, Blaise, celui auquel on s'adressait en cas de... maux de gorge ! Pantagruel, le fils de Gargantua, naît le 25 juillet : c'est le jour de saint Christophe, le passeur, en pleine canicule. Ainsi, en l'œuvre de Rabelais s'intègrent la tradition la plus ancienne, celle qui, comme le disait Dontenville et comme tout le confirme, plonge à la fois dans le passé celtique ou plus ancien encore, et dans la tradition judéo-chrétienne.

Enfin, par d'autres travaux encore, cette question des origines «locales» de la mythologie française s'est grandement précisée. On lira, dans le présent livre, l'effort d'Henri Dontenville pour enraciner les thèmes qu'il étudie dans un passé gaulois : les allusions à Belenos, à Teutates, à l'Apollon gaulois, solidement ancrées dans la géographie, appuyées par la linguistique, sont à toutes les pages. Toutefois cet effort avait ses limites : la Gaule romaine nous a livré un nombre incalculable de noms et d'épithètes divines, des figurations, des sites sacrés, mais aucun mythe. Rigoureusement aucun. Comment alors éclairer l'emprunt chrétien, discerner l'intégration d'un matériel d'origine est-méditerranéenne et d'un matériel gaulois, si l'on ignore tout des rites, des mythes, de ce qui compose les grandes figures divines d'un des termes de la comparaison ?

La situation eût été sans issue si, parallèlement, en quelque sorte, un tout autre travail n'eût existé, qui consistait à mettre en lumière l'excellence de la tradition celtique conservée par les textes mis par écrit en Irlande et au pays de Galles au Moyen Age.

Commencée en France par les merveilleux travaux d'Henri d'Arbois de Jubainville à la fin du XIXe siècle, qui montraient, par exemple, comment l'épopée irlandaise renvoyait à une société et à des idées très proches de celles de l'épopée homérique, et aussi entamaient la tâche consistant à identifier qui, parmi les principaux personnages du légendaire irlandais – les Tuatha Dé Danann -, correspondait à tel ou tel dieu gaulois, cette démonstration trouva son couronnement dans l'œuvre à deux mains de Françoise Le Roux et de Christian Guyonvarc'h. Grâce à eux, grâce aussi à Georges Dumézil, il est aujourd'hui possible de dire, à quelques exceptions près, auquel des Tuatha Dé Danann répond quel dieu gaulois connu seulement par des inscriptions et des figurations.

Or l'avantage est considérable : ces Tuatha Dé Danann apparaissent dans des écrits qui sont d'authentiques mythes. On sait en effet que saint Patrice, christianisant l'Irlande, demanda aux druides de prendre l'habit de moine ou de prêtre, mais laissa les poètes continuer leur travail. Lequel consistait, en leur période de formation, à apprendre par cœur des dizaines et des dizaines de récits. Cela, manifestement, depuis qu'il y avait des Celtes en Irlande.

Dès lors, ces récits permettent l'interprétation directe du matériel gallo-romain : ils sont les mythes correspondant à ce que livre l'archéologie en Europe occidentale. Et il est possible de travailler à partir d'eux pour éclairer les contes, les rites, l'hagiographie, les grands mythes nationaux. C'est ce qui apparaît, bien après les travaux de Dontenville, sous la plume d'Henri Fromage, de Claude Gaignebet - pour l'année rituelle tout au moins -, de Véronique Guibert de la Vayssière, de Sylvie Muller, de Bernard Robreau et de l'auteur de ces lignes. Là où Dontenville parlait de Teutates et de Belisama, il est désormais possible de parler de Lug, du Dagda, de la Morrigan, personnages divins dont les mythes sont connus, et un Cûchulainn gaulois est à l'arrière-plan de bien des histoires d'affrontement entre un saint et un dragon, tout autant que d'histoire de céphalophorie.

Ainsi la mythologie française, fondée par Dontenville avec, déjà, la formidable érudition qu'on constate dans ce livre immensément riche, n'a cessé de s'enrichir, de s'élargir, de s'approfondir en plusieurs directions de recherche.

A ce titre, Henri Dontenville, même si l'on est pas d'accord avec telle ou telle étymologie qu'il a proposée, est un authentique créateur.

Bernard Sergent
Janvier 1998